Les livres sont tous des belles au bois dormant. Depuis 1794, celui de Xavier de Maistre attend d’être réveillé par toutes les circonstances qui privent un Homme de sa liberté et le placent seul, face à lui-même.
A 26 ans, cet officier d’un régiment de marine a été mis aux arrêts dans sa chambre, suite à un duel pour une affaire de femme… Cet épisode, malheureux pour lui, a abouti à un témoignage qui épaissit cette couche de sédiments humains déposés au fil des siècles par tous ceux qui ont vécu, ressenti, pensé, dépassé les épreuves de la vie. C’est une ressource essentielle, existentielle. Il est si bon d’avoir un sol solide sous les pieds quand le monde vacille…
226 ans plus tard, nous avons en mains une sorte de guide du routard confiné « VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE ». Chacun peut l’emporter, le suivre à la lettre ou s’en inspirer pour faire à sa manière.
INVITATION AU VOYAGE
"J'ai entrepris et exécuté un voyage de 42 jours autour de ma chambre. Les observations intéressantes que j'ai faites et le plaisir continuel que j'ai éprouvé le long du chemin, me faisaient désirer de le rendre public ; la certitude d'être utile m'y a décidé.
Mon cœur éprouve une satisfaction inexprimable lorsque je pense au nombre infini de malheureux auxquels j'offre une ressource assurée contre l'ennui, et un adoucissement aux maux qu'ils endurent. Le plaisir qu'on trouve à voyager dans sa chambre est à l'abri de la jalousie inquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune."
La nouvelle manière de voyager dans le monde qu’il promeut est un plaisir qui ne coûte ni peine, ni argent. Elle s’adresse à tous : riches, pauvres, avares, prodigues, jeunes, vieux, malades, malheureux, ennuyés, poltrons…
UN SEUL GUIDE OFFICIEL : L’IMAGINATION
"Aucun obstacle ne pourra nous arrêter ; et, nous livrant gaiement à notre imagination, nous la suivrons partout où il lui plaira de nous conduire"
EN ROUTES… à pied, à l'oeil, à l'aventure
"Ma chambre est située sous le 45e° de latitude, selon les mesures du père Beccaria : sa direction et du levant au couchant ; elles forment un carré long qui a 36 pas de tour, en rasant la muraille de biens près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je la traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règles ni de méthodes. Je ferai même des zigzags et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin exige. Je n'aime pas les gens qui sont si forts les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : aujourd'hui je ferai trois visites, je ferai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j'ai commencé.
Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d'idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement ce qui se présente !.../... il n'est rien de plus attrayant, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route"
Alors... que de ressources contre l'ennui !.../... les heures glissent alors sur vous et tombent en silence dans l'éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.
A VOIR… précisément
Les choses qui sont là, banales, habituelles, sans intérêt apparent, même laides peut-être. S'obliger à regarder ce qui est là au lieu de penser avec regret à ce qui n'est pas là, ouvre la porte à une autre dimension du monde. En toute liberté, viennent alors des cortèges de sensations, d'émotions, de souvenirs, de pensées, de réflexions, d'élucubrations, de rêves.
Pour Xavier de Maistre tout a commencé en regardant par la fenêtre. Il a pu faire entrer à l'intérieur cet extérieur qui lui était interdit. le soleil, les arbres, les oiseaux, les bruits, les couleurs, les ombres, les lumières. Le lit qui accueillait son corps est devenu aussi le lit de se réflexions profondes sur l'Homme qui nait, vit, aime et meurt : "c'est un berceau garni de fleurs, c'est le trône de l'amour, c'est un sépulcre."
Les tableaux sur les murs, une rose séchée, son
fauteuil, le feu dans la cheminée, son domestique, son chien, tout est devenu un monde riche.
TRANSPORTS SPECIAUX…à emprunter sans modération
On peut transporter son existence à dos de livres… en vivant les aventures des personnages, Xavier de Maistre a dessiné la taille de son monde : "depuis le fin fond des enfers jusqu'à la dernière étoile fixe au-delà de la Voie lactée, aux confins de l'univers, jusqu'aux portes du chaos, voilà le vaste champ où je me promène en long et en large et tout à loisir. Car le temps ne me manque pas plus que l'espace. C'est là que je transporte mon existence, à la suite d'Homère, de Milton, de Virgile, d'Ossian"
DECOUVERTES A NE PAS MANQUER : moi et l'espèce humain
Durant son enfermement, le jeune Xavier de Maistre a constaté que son corps était là mais que son esprit pouvait
partir ailleurs. Il s’est forgé une explication appuyée sur ce qu'il avait appris enfant : l'homme est composé d'une âme et d'une bête. Et il
faut s'occuper de l'une et de l'autre !
"Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c'est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle sert à merveille le café et le prend même très souvent sans que mon âme s'en mêle, à moins que celle-ci ne s'amuse à la voir travailler".
Il en tire une philosophie de vie que nous pouvons toujours partager :
« Le grand art d'un homme de génie est de savoir bien élever sa bête, afin que quelle puisse aller seule, tandis que l'âme délivrée de cette pénible accointance, peut s'élever jusqu'au ciel."
OBJETS PERDUS...
Ouvrir les vieilles lettres lui fait lire ce qu'il n'est plus...
"Quel changement dans mes idées et dans mes sentiments ! Quelle différence dans mes amis ! Lorsque je les examine alors et aujourd'hui, je les vois mortellement agités pour des projets qui ne les touchent plus maintenant. Nous regardions comme un très grand malheur un événement ; mais la fin de la lettre manque et l'événement est complètement oublié : je ne puis savoir de quoi il était question. 1000 préjugés nous assiégeaient ; le monde et les hommes nous étaient totalement inconnus ; mais aussi quelle chaleur dans notre commerce ! Quelle liaison intime ! Quelle confiance sans bornes ! Nous étions heureux par nos erreurs et maintenant : ah ! Ce n'est pas cela ; il nous a fallu lire, comme les autres, dans le cœur humain ; et la vérité, tombant au milieu de nous comme une bombe, a détruit pour toujours le palais enchanté de l'illusion"
LUNETTES DE VOYAGE...
Il est toujours bon d'acheter les lunettes à relativiser. En pensant à plus malheureux que lui, Xavier de Maistre a vu sa chambre se transformer en un clin d'oeil !
"Ma chambre me paraissait prodigieusement embellie. Quel luxe inutile ! Six chaises ! Une table ! Un miroir ! Quelle ostentation ! Mon lit surtout, mon lit couleur de rose et blanc et mes deux matelas me semblaient défier la magnificence et la mollesse des monarques de l'Asie. Ces réflexions me rendaient indifférents les plaisirs qu'on m'avait défendus."
PETITES MALADIES DU VOYAGE...
"Je m’étais promis de ne laisser voir dans ce livre que la face riante de mon âme, mais ce projet m’a échappé comme tant d’autres. J’espère que le lecteur sensible me pardonnera de lui avoir demandé quelques larmes."
N'ayons pas peur de la tristesse, la peine, les
idées noires, les baisses de moral qui font partie de la vie. Ce sont des moteurs essentiels.
FIN DU VOYAGE...
"Charmant pays de l'imagination, il faut que je te quitte. C'est aujourd'hui que certaines personnes dont je dépends prétendent me rendre ma liberté, comme s'ils me l'avaient enlevée ! Comme s'il était en leur pouvoir de me la ravir un seul instant et de m'empêcher de parcourir à mon gré le vaste espace toujours ouvert devant moi. Ils m'ont défendu de parcourir une ville, un point ; mais ils m'ont laissé l'univers entier : l'immensité et l'éternité sont à mes ordres. C'est aujourd'hui donc que je suis libre, ou plutôt que je vais rentrer dans les fers ! Le joug des affaires va de nouveau peser sur moi !
A RAMENER
DU VOYAGE...
"Le lecteur ne pourra qu'être satisfait de lui, s'il parvient un jour à savoir faire voyager son âme toute seule.../... est-il une jouissance plus flatteuse que celle d'étendre ainsi son existence, à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être ? Le désir éternel et jamais satisfait de l'homme n'est-il pas d'augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être ce qu’il n'est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l'avenir ? Il veut commander les armées, présider aux académies ; il veut être adoré des belles ; et s'il possède tout cela, il regrette alors les champs et la tranquillité, et porte envie à la cabane des bergers : ses projets, ses espérances butent sans cesse contre les malheurs réels attachés à la nature humaine ; il ne saurait trouver le bonheur. Un quart d'heure de voyage avec moi en montrera le chemin."
"Je ne m'étonnerai nullement si, à notre retour, ton âme, en rentrant chez elle, se trouvait dans la bête d'un grand seigneur"
SUIVEZ LES GUIDES DANS D'AUTRES CHAMBRES !
Voici celle de Van Gogh.
Peut-être que si vous fixez bien une chaise et que votre esprit vagabonde suffisamment... vous écrirez un conte philosophique comme Hermann Hesse
PREFEREZ-VOUS SUIVRE ROUSSEAU ?...
alors écoutez-le murmurer ses CONFESSIONS. En 1743, il est mis en quarantaine dans un lazaret.
"C’était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y avait mouillé, et visita la felouque sur laquelle j’étais. Cela nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. (...) Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour me coucher. (...) Comme un nouveau Robinson, je me mis à m’arranger pour mes vingt-un jours comme j’aurais fait pour toute ma vie. J’eus d’abord l’amusement d’aller à la chasse aux poux que j’avais gagnés dans la felouque. (...) Je procédai à l’ameublement de la chambre que je m’étais choisie. Je me fis un bon matelas de mes vestes et de mes chemises (...) j’arrangeai en manière de bibliothèque une douzaine de livres que j’avais. Bref, je m’accommodai si bien, qu’à l’exception des rideaux et des fenêtres j’étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu’à mon jeu de paume de la rue Verdelet. (...) Entre mes repas, quand je ne lisais ni n’écrivais, ou que je ne travaillais pas à mon ameublement, j’allais me promener dans le cimetière des protestants, qui me servait de cour, ou je montais dans une lanterne qui donnait sur le port, et d’où je pouvais voir entrer et sortir les navires."
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre II, chapitre 7, (1782).