2 amis en quarantaine à Aix... en 1720

« On voit qu’un ami est sûr quand notre situation ne l’est pas » Cicéron

 

qui disait aussi que « c’est ravir au monde le soleil que d’ôter de la vie l’amitié »

 

La peste est passée dans la vie de François DECORMIS, 81 ans et Pierre SAURIN, 50 ans, deux avocats aixois. Elle n’a pas réussi à ôter de leur vie l’amitié. Bien au contraire, ils l’ont renforcée et ont su fabriquer du soleil, leurs soleils.

 

ancien appareil à communiquer

 Tout bascule au printemps…

 Le 25 mai 1720, il y a donc tout juste 300 ans, le Grand Saint Antoine, de retour des mers de Syrie, chargé de soieries et de cotons pour la foire de Beaucaire, accoste à Marseille… La peste débarque et entame son long chemin.

 

Le 9 Août, elle entre à Aix où elle explose en octobre. Dès le 5, le Parlement de Provence se met à l’abri en se réfugiant à Saint Rémy et organise son fonctionnement. Selon l’usage, il laisse le soin de la Justice criminelle sur place à quelques avocats assermentés. DECORMIS et SAURIN en sont. Exceptionnellement, le Parlement se réserve le visa des jugements. Il faut donc que 5 conseillers du Parlement restent à Aix. D’où… des querelles de pouvoir qui vont rapidement mettre nos deux avocats au « chômage technique » ! Comme ils le diront, ils ont eu « tout le mérite du sacrifice, sans en avoir la peine » !

 

A cette époque, la mise en quarantaine de la ville est une décision qui appartient seulement au Roi. Decormis a œuvré avec d’autres pour l’obtenir, bien difficilement et bien tardivement… Quand enfin elle est décrétée, il choisit de rester à Aix. Saurin, lui, se réfugie dans sa maison de campagne, au bord de l’Arc, près de Meyreuil.

 

Voilà les amis séparés par la distance, la quarantaine, le péril incessant et les difficultés de communication.

Le lien d’amitié tient bon au fil de la plume…

 

Decormis et Saurin s’écrivent presque tous les jours pendant 10 mois. Pourtant  il existe des formalités rigoureuses pour la purification et la remise des lettres. Mais quand l’Homme est empêché, il invente… On sait que certaines lettres venues d’Aix traverseront la rivière ! Et s’il faut se passer de papier, pas de problème : « Faute de papier et de valet pour en aller prendre, je vous écris sur ce chiffon »

 

 

Leur correspondance a traversé le temps. Elle témoigne de la capacité des humains à vivre malgré le danger, la peur, l’enfermement. Ils ont su s’extraire quotidiennement de cette réalité en créant un espace mental partagé où la peste ne pouvait pas s’infiltrer. La mort était à leur porte mais ils étaient occupés à fabriquer de la vie. Ils étaient avocats, alors ils ont continué à disserter sur le Droit civil, public et privé. Saurin a travaillé sans sa bibliothèque, presque sans livres, juste avec ses souvenirs et ses notes. Il était avide de savoir et d’échanges. Decormis a répondu à partir de son expérience de 60 années de travail et de connaissance des Hommes. Leur différence d’âge permet de voir que les idées basculent, que les temps changent. Et puis, au milieu de ces propos savants que sans doute seuls les juristes peuvent apprécier à leur juste hauteur, il y les propos du quotidien qui ne concernent que la peste. Entre eux, pas de larmoiement ou de révolte (n’oublions pas qu’à l’époque on considère la peste comme un fléau envoyé par Dieu). On y sent constamment le souci de l’autre, l’espoir qu’il ne lui arrivera rien, qu’il échappera. Ces propos-là sont de tous les temps, de tous les lieux, juste l’essentiel humain. Ils pourraient être de moi, ou de vous…

 

En voici quelques traces :

 SAURIN à DECORMIS : Parmi les fruits que je recueille dans mon petit angle de terre formé par la rivière et les rochers, il y a encore de la graine de genévrier merveilleuse contre le mal qui nous afflige. Vous l’aurez vu par la dissertation du médecin de la marine de Toulon que je vous ai envoyée. Je prends la liberté de vous en présenter une boîte pour vos étrennes. Je l’ai cueillie de mes propres mains.

 

DECORMIS à SAURIN : vous ne pouviez me faire une plus utile étrenne. Je crois que c’est pour le parfum en la brûlant. Vous m’apprendrez s’il vous plaît combien de graines il en faut mettre à la fois et s’il faut les briser ou les brûler…/… et quand il apprend qu’il faut les manger : vous m’avez envoyé tant de graines que Dieu nous garde que la peste d’Aix durât autant ! Un grain dans la bouche y laisse de l’amertume pour le reste du jour

 

DECORMIS à SAURIN : Mon clerc est mort, son fils de 20 ans aussi. Les deux autres sont malades. Ma servante de 40 ans de service mourut hier en 24H. Dieu soit béni de tout ! On n’a pas croisé ma maison parce qu’elle mourut au-devant de la mienne chez sa sœur.../...

 A l’hôpital, il n’y a plus de logement de réserve. Je ne voudrais point être à charge chez Mr de la Garde ou Mr l’Archevêque, ni à personne. Au surplus, les vieillards de plus de 80 ans sont moins sujets à ce mal.

 

SAURIN à DECORMIS : Vous ne devriez pas, ce me semble, refuser des cuisinières si sûres, si propres et si saintes que les Bernardines ou les Visitandines qui sont tout à fait à portée de chez vous et dans l’église desquelles vous allez d’ailleurs nourrir votre âme. Dieu veuille continuer à vous conserver ainsi au milieu des flammes puisque vous voulez y rester ! Mais au moins ne communiquez pas avec votre cuisinière. Elle peut avoir pris l’infection sur ses habits et n’en pas sentir encore les effets. On ne saurait trop se méfier des tours de passe-passe de cet ennemi rusé.

 

DECORMIS à SAURIN : Je suis bien d’avis que la misère et la mauvaise nourriture ont beaucoup contribué au fléau et que le proverbe « Après la famine, la peste » est véritable. Il l’est aussi que c’est une guerre divine où Dieu appesantit sa main sur nous puisqu’on a vu à Aix plusieurs personnes ayant toujours le vinaigre aux narines et usant de toute autre précaution, avoir péri par le mal et d’autres, sans user d’aucune, ne l’avait pas pris.

 

 

Les 2 amis se sont retrouvés fin juillet 1721 et ont pu à nouveau partager les pigeonnaux qu'ils avaient tant rêvé de déguster ensemble !

 

La ville a perdu 7 534 habitants sur 28 000.

 Apprécions donc notre chance de pouvoir communiquer en permanence et de ne pas perdre tous nos liens dans l'adversité !!!


DU NOUVEAU SUR LES EPIDEMIES DE PESTE ? OUI

L'IHU MEDITERRANEE INFECTIONS a publié une étude montrant que la peste était déjà présente il y a 5000 ans et qu'elle pourrait être le coût à payer pour les progrès technologiques!!! Vous ne vous trompez pas, je fais bien un clin d'oeil à notre COVID19...

A lire sur leur site, cliquez ici

L'IHU MEDITERRANEE organise un colloque en MAI 2020 : TRICENTENAIRE DE LA PESTE DE 1720 A MARSEILLE

 


Au fil de notre vie, nous avons tous à créer un espace personnel protecteur dans lequel nous pouvons nous réfugier quand le monde extérieur nous agresse, mais aussi pour fabriquer sans cesse notre "être" singulier.

 

Ce cocon n'est pas vide. Il est fait de nous-même, de notre identité, de nos valeurs les plus profondes, de notre histoire, de nos rêves, de notre imaginaire, de notre humanité radicale.

Il va sans dire qu'il ne peut pas être fait de marchandises... ce serait trop facile ! La société d'hyper consommation a pourtant essayé de le faire croire au plus grand nombre... Elle a réussi à remplacer "Je pense, donc je suis" par "j'achète, donc je suis", créant ainsi du vide existentiel et de faibles capacités de résistance.  Car par extension... "si je n'achète pas, je ne suis pas"

Oeuvre en papier de Patricia Chemin